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Essais de Patrick Auge Sensei Shihan - Essais de ceintures noires - Autres essais

Torrance, Californie, décembre 2015

Chers parents, chers élèves et chers amis,

Chaque année alors qu’approche le Nouvel An, je réfléchis sur le passé afin de préparer l’avenir. Cela va bientôt faire quarante ans que Kaoru Sensei et moi avons déménagé de Shizuoka en Amérique du Nord afin d’y développer le Yōseikan. Maintenant, permettez-moi de partager avec vous mes pensées pour cette nouvelle année.

Au départ, dans les années soixante, le colonel Sadayuki Demizu des Forces d’autodéfense japonaises (SDF), alors qu’il était stationné aux É.-U., avait entraîné et promu ceinture noire plusieurs élèves américains. Mais abandonnés à eux-mêmes sans aucune direction pendant des années, ces ceintures noires perdirent leur vigueur, et leurs techniques changèrent. Alors que je vivais au Japon, je fis un voyage aux É.-U. et pus observer et admirer leur ferme détermination, mais je me rendis aussi compte de la nécessité d’un apport nouveau dans leur entraînement. Il leur fallait un programme qui leur donnerait non seulement une solide fondation technique, mais qui leur permettrait aussi d’évoluer et de se développer eux-mêmes.

Mochizuki Sensei avait déjà entrepris le projet et l’exécution de cette approche systématique de l’enseignement de l’aïkido. En 1970 et 1971, à la demande d’Hiroo Mochizuki Sensei (fils aîné de Mochizuki Sensei qui enseignait en France), Mochizuki Sensei préparait un programme pour la Fédération française d’Aïkido. Deux autres Français -- Michel Coquet et Jacques Normand, tous deux élèves d’Hiroo Sensei – demeuraient aussi au dōjō en tant qu’uchideshi (élèves résidents). Quatre après-midis par semaine, Mochizuki Sensei nous projetait et/ou nous immobilisait et nous faisait faire et refaire telle et telle technique ; puis il prenait des notes ainsi que des photos. C’est en appliquant les enseignements de Kanō Jigorō que Mochizuki Sensei organisa les techniques d’aïkidō d’une manière rationnelle et progressive selon des principes biomécaniques. Puis, il termina le tout en reportant la méthode entière sur un long rouleau qu’il afficha bien en vue au-dessus de l’entrée principale du dōjō.

C’est le programme que nous suivîmes durant tout le temps que j’étais au Japon. À cette époque, une quarantaine d’élèves étaient présents, et chaque soir, nous nous entraînions selon ce programme. C’est aussi le programme que je suis et développe depuis lors.

En 1975, le colonel Thomas Bearden de l’Armée américaine résidant à Huntsville, en Alabama, dans une lettre à Mochizuki Sensei lui demanda d’envoyer quelqu’un aux États-Unis afin d’évaluer l’enseignement et de former une organisation en Amérique du Nord. À cette époque, j’envisageais d'aller enseigner soit en Angleterre soit en Allemagne, pays que j’avais visités durant mon enfance et où j’avais vécu en tant qu’étudiant. Au lieu de cela, Mochizuki Sensei m’envoya en Amérique du Nord et en 1977 je commençai à enseigner au Canada et me rendais aussi régulièrement à Tuscaloosa, en Alabama.

Pendant toutes ces années depuis le début de mon enseignement en 1977, chaque été, je passais huit semaines au Yōseikan Honbu, à Shizuoka. Même après notre déménagement à Los Angeles en 1994, je continuai d'y retourner l’été, bien que pour une période plus courte, jusqu'à ce que Mochizuki Sensei ait quitté le dōjō en 1999 pour aller vivre en France.

Qu’est-ce qui me poussait à continuer à aller voir Sensei ? Le fait de savoir que j’avais rencontré un professeur authentique fit qu’il me fallait continuer à étudier sous sa direction le plus longtemps possible. Je compris que le temps passé avec lui au Japon n’était que le début d’une épopée d’apprentissage pour la vie avec un vrai maître.

Malheureusement, rares étaient les élèves japonais de Mochizuki Sensei qui se rendaient compte de la valeur de leur professeur et peu percevaient leur éducation sous sa direction comme je la voyais. Par conséquent, les membres japonais du Yōseikan qui partirent enseigner à l'étranger ne revenaient pas se remettre à jour. De même, enseignants et élèves étrangers en visite ne passèrent pas suffisamment de temps au Honbu pour pouvoir remporter un bagage technique et mental appréciable ; en fait, la majorité des visiteurs ne revinrent jamais. En plus de cela, de nombreux élèves étrangers qui se présentent comme des uchideshi étaient plus préoccupés à s’enrichir en enseignant l’anglais (ce qui était facile pour un étranger à cette époque) qu’à s’entraîner. Ils profitaient du loyer bon marché du dōjō et s’entraînaient peu, car les heures d’entraînement coïncidaient avec les heures idéales pour l’enseignement de l’anglais. Ces uchideshi avaient perdu de vue l’objectif de leur séjour au Japon ; suite à cela, Mochizuki Sensei donna à plusieurs d’entre eux l’ordre d’aller s’installer ailleurs.

Durant tout le temps de ma présence régulière auprès de Mochizuki Sensei au Yōseikan Honbu de 1970 à 1999, je ne peux nommer que trois personnes qui demeurèrent au dōjō pendant plusieurs années et méritent la qualification d’uchideshi : Alessandro Preattoni d’Italie, Jörg Schiffner et Jana Weihrauch d’Allemagne. Les autres personnes qui restèrent au dōjō étaient soit locataires, soit visiteurs. Ces trois personnes s’entraînaient sérieusement, mais en plus de cela, prirent soin du Maître et de son épouse alors qu’ils étaient âgés. Le fait qu’ils organisèrent leur vie entière afin de rester près du Maître constitue la meilleure preuve de la sincérité de leur objectif en tant qu’uchideshi. En ce qui me concerne, ma vie d’uchideshi dans les années soixante-dix fut bien plus aisée !

En tant qu’enseignant, je vins à rencontrer de la résistance parmi les autres enseignants en ce qui concerne l’ampleur et la profondeur du curriculum du Yōseikan. Certains professeurs s’étaient plaints auprès de Sensei du fait que le grand nombre de techniques emmêlaient les élèves et que certaines posaient de sérieux risques de blessure. Ils enseignaient dans des gymnases municipaux, dont l’utilisation de l’espace et du temps restait limitée. Par conséquent leurs élèves ne disposaient que de peu de temps pour pratiquer et approfondir leurs techniques. Mochizuki Sensei avait déjà plus de soixante-dix ans et déclara qu’il voulait donner la priorité aux techniques plus avancées qu’il développait constamment. Ainsi, il chargea les anciens d’enseigner les techniques de base. Peu à peu, le programme de base dévia au point où les nouvelles ceintures noires n’y furent que peu exposées bien qu’il soit toujours affiché en évidence au-dessus de l’entrée. Par coïncidence, le taux d’abandon augmenta au point que certains soirs seulement deux ou trois élèves se présentaient pour l’entraînement.

Je fis part de mon inquiétude à Mochizuki Sensei et il répliqua : Demain je serai peut-être mort, alors après moi, allez voir Shioda Sensei (fondateur du Yōshinkai) pour les techniques de base !

Nous retournons constamment à cette base rassemblée dans ce long rouleau affiché au-dessus de l’entrée qui fut retiré après le changement de propriétaire du bâtiment. Sans fondation, variantes et techniques avancées ne mènent nulle part. L’étude a disparu et s’est changée en un pot-pourri d’arts martiaux, un mélange de trucs à court terme pour obtenir des résultats rapides sans souci des conséquences ultérieures. Les élèves perdent rapidement leur motivation, car ils ne peuvent pas évoluer par eux-mêmes et attendent constamment de se faire nourrir de nouvelles techniques à la cuiller. Le programme d’études du Yōseikan donne une base solide aux élèves et leur ouvre de nouvelles voies de découverte, d’évolution et de développement.

Le Yōseikan a besoin de plus d’enseignants professionnels qui comprennent l’importance des bases pour l’apprentissage. Cependant, à cause de son vaste programme d’études, le Yōseikan n’est pas commercialisable, car il tend à attirer seulement ceux qui cherchent avec sincérité le perfectionnement de soi-même comme but ultime de la vie. Étudier prend beaucoup de temps – en fait, cela prend toute la vie. Ce genre d’attitude n’attire pas ceux qui cherchent des résultats rapides. Par conséquent, de nombreux moniteurs ont abandonné le Yōseikan pour devenir indépendants ou former leur propre organisation. Peu importe s’ils utilisent le même nom ou un autre, ils continuent à se présenter comme élèves de Mochizuki Sensei, en dépit du fait qu’ils ne le connurent que peu ou pas du tout, et affichent sa photo bien en évidence dans leur école. Toutefois, si vous leur demandez qui est leur professeur et comment ils ont rencontré Mochizuki Sensei et reçu son enseignement, ils mentent ou évitent de répondre en changeant de sujet.

Voici un exemple qui montre bien le refus qu’ont certains vis-à-vis de l’enseignement de Mochizuki Sensei, ce que nous appelons apprentissage conditionnel : le Kenjutsu du Yōseikan (techniques de sabre) vient du Katori Shintō Ryū. Mais Sensei l’a modifié de façon à l’adapter à l’aïkido en utilisant la force des hanches dans le Kuzushi (déséquilibre) et le Taisabaki (déplacement du corps). Le kenjutsu faisant partie du programme d’études, le Yōseikan ne donnait pas de grades de kenjutsu. Alors certains étrangers obsédés par les titres et les grades se rendirent directement au dōjō du Katori Shintō Ryū en dépit du fait que Sensei les en avait découragés, car l’objectif était différent : le Katori Shintō Ryū est une école de préservation culturelle ; le kenjutsu du Yōseikan a pour but d’aider à comprendre la relation entre les techniques de sabre et les techniques à main nue. Cela n’est peut-être pas évident au premier abord, mais un entraînement méticuleux quotidien dans un esprit de recherche constante – entraînement seul ou avec partenaires – amènera une compréhension progressive. Seuls ceux qui cherchent les réponses à l’intérieur d’eux-mêmes découvriront ces vérités.

En ce qui concerne les gens dépourvus d’habileté technique, il est facile de percevoir leur niveau de compréhension. La vraie difficulté consiste à mettre en évidence ceux qui peuvent impressionner par leur habileté technique et cependant falsifient leur histoire et leurs CV afin de se donner plus de crédibilité. Pourtant, si nous observons comment les gens vivent et qui les entoure et/ou les évite, leur identité véritable apparaîtra. Le proverbe japonais Ichiji ga banji (traduit littéralement par d'une chose, dix mille choses) signifie qu'un élément permet d'en conclure tout le reste. Mochizuki Sensei, qui lisait bien les caractères des gens, fit un jour le commentaire suivant : la manière dont nous bougeons est comme notre manière d’écrire : elle révèle notre caractère.

Je me demandai alors : Qu’est-ce qu’il en est de ceux qui font des mouvements bidon comme on le voit si communément dans les démonstrations d’aïkidō ?

Bidon ! fut la réponse.

C’est ce qui me rappelle un incident qui arriva un été alors que j’avais emmené un groupe de ceintures noires d’Amérique du Nord au Japon. Après le retour de ces élèves, je revoyais avec Sensei les photos prises pendant leur séjour. Sensei mit le doigt sur un individu et fit : Celui-ci est malhonnête, il te trahira. Fais bien attention !

Ce personnage était l’un de mes élèves de confiance le plus proche, alors je me dis : Comment Sensei peut-il dire cela ? Je vois cet élève tous les jours. Sensei s’est lui aussi laissé trahir par des gens de confiance : pouvait-il le voir venir ?

Quelques années passèrent et les évènements prouvèrent que Sensei avait eu raison.

Cela veut-il dire que nous devrions nous méfier de tous et agir en conséquence ?

Encore, souvenons-nous de ce qui fit de Mochizuki Sensei un vrai professeur. Il venait de Shizuoka, une vieille ville de samurai. Là, l’honneur et la loyauté y sont vertus vénérées et font partie de la vie quotidienne des gens. Bien que méfiants envers les inconnus, ils n’en sont pas moins curieusement accueillants envers les étrangers. Mochizuki Sensei en particulier, un des premiers ressortissants japonais autorisés à voyager en dehors du pays après la Seconde Guerre mondiale, accueillait les étrangers dans son dōjō. Certains jours, nous étions plus d’étrangers que de Japonais sur les tatamis, ce qui n’était pas toujours évident, car plusieurs d’entre eux venaient soit de pays asiatiques voisins ou du Brésil et parlaient le japonais couramment. Sensei voulait donner à chacun la chance d’apprendre.

Dans la lignée des grands maîtres d’arts martiaux de l’histoire tels que Miyamoto Musashi, Sakamoto Ryōma et Kanō Jigorō, Mochizuki Minoru Sensei était un éducateur dans la rue. Il avait pour principe de mettre en pratique ce qu’il enseignait. Dans un de ses articles (Aiki News #78 septembre 1988), il écrivit que toute sorte d’exclusivisme est un crime et que la coexistence sera le seul moyen par lequel l’humanité pourra survivre dans l’avenir . Cela explique la raison pour laquelle Sensei voulait donner une chance à chacun étant donné que l’enthousiasme initial n’apporte aucune garantie qu’un élève persévérera. Cela peut prendre du temps avant que l’on s’éveille : conseils et patience formaient les piliers de sa méthode d’enseignement. Une chose dont je suis certain : c’est bien grâce à la patience et à la compréhension que Sensei eut à mon égard que je suis ici maintenant. Je n’éprouve que gratitude pour cet enseignement que je puis à mon tour appliquer à mes élèves. Ils peuvent me lâcher, mais je ne les laisse pas tomber.

Finalement les élèves sincères du Yōseikan se rendent compte (comme cela fut mon cas) que leur entraînement dépasse le domaine technique pour devenir complet et unifié. Le dōjō devient un lieu où ils peuvent explorer leurs techniques afin de les appliquer à des situations qui se produisent en dehors du dōjō. Ainsi les élèves apprennent à se développer en tant qu’humains et pratiquants d’arts martiaux.

Lorsque j’étais adolescent, les jeunes de mon âge discutaient volontiers de sujets philosophiques, tel le sens de la vie, parmi d’autres sujets plus tangibles. De nos jours, un de mes défis consiste à amener les élèves adultes à éviter les banalités tournant autour du travail, des affaires, des ordinateurs et j’en passe, et à parler de sujets plus constructifs, particulièrement lors de leur arrivée au dōjō. Nous savons bien que l’objectif des bavardages dénués de sens est de combler le vide afin d’éviter d’aborder le sujet qui nous fait le plus peur : ce qui importe vraiment dans la vie. Ainsi, chaque dernier vendredi du mois, lorsque leur classe est terminée, les élèves du groupe avancé des adolescents et moi nous réunissons pour un dîner- mondō où ils sont encouragés à discuter librement de sujets qui les préoccupent. De nouveau, nous retournons aux bases. Je suis d’avis que c’est en se familiarisant avec cette habileté dès le jeune âge que l’on peut apprendre à penser en profondeur, à communiquer avec clarté, à faire des choix appropriés et à influencer les autres avec efficacité.

Dans ce monde présent de confusion et de désinformation intéressée, je n’envisage pas de voir le produit de mes efforts en dedans de cette vie, mais j’ai pris le ferme engagement de planter des semences que pourront récolter ceux des prochaines générations qui seront à la recherche de budō authentique alors que toutes les variantes diluées auront disparu.

Veuillez réfléchir à toutes ces pensées. Je souhaite qu’elles stimulent vos questions et votre clairvoyance et j’ai hâte d’en parler bientôt avec vous.

Veuillez aussi consulter notre site web, ainsi que notre page Facebook. Je voudrais aussi recommander un abonnement à Aikido Journal, en ligne pour vous ou en cadeau à une autre personne. AJ abonde en informations sûres et actualisées sur l’aïkido, son histoire, ainsi que ses personnages. Je connais son fondateur et éditeur, Stanley Pranin, depuis plus de trente ans et je le respecte en tant qu’historien authentique, chercheur et technicien.

Je voudrais aussi remercier Madame Andréanne Jobin qui si gentiment a revu cette version française afin de la rendre plus compréhensible.

Kaoru Sensei se joint à moi pour vous remercier de votre confiance et de votre support continuel. Puissiez-vous tous jouir du bonheur et de la santé. C’est avec plaisir que nous continuons notre mission en votre compagnie.

Patrick Augé et Kaoru Sugiyama