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AIKIDO YOSEIKAN DOJO
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Le 9 décembre 2012

Chers élèves, chers parents, chers amis :

Ce nouvel an marque le dixième anniversaire du décès de Mochizuki Kanchō Sensei. Je réfléchis constamment sur la mission qu’il nous a laissée et sur ce que nous en avons fait. Qu’est-ce que Kanchō Sensei verrait s’il revenait ? Cela me rappelle une histoire étudiée à l’école lors de mon enfance. Il y a d’autres versions de cette histoire, mais le message est le même :

« Un maître part pour un long voyage. Avant son départ il réunit trois de ses fidèles serviteurs et confie un tiers de sa fortune à chacun. Il revient après une longue absence et voici ce qui arriva : un serviteur a dilapidé toute sa part ; un autre l’a enterrée et le troisième l’a multipliée plusieurs fois. »

L’histoire ne spécifie pas la nature de la fortune et considérant notre conditionnement matérialiste, nous serions tentés de penser à des biens immobiliers, à de l’argent, à des investissements, etc. Cependant elle montre clairement les trois options qui s’offrent à nous lorsque nous recevons quelque chose. Cela peut s’appliquer au cas de parents éduquant leurs enfants en mettant à leur disposition ce qu’il leur faut pour devenir des êtres humains heureux, sains et responsables ; cela peut aussi s’appliquer au cas de professeurs qui confient à leurs élèves la continuation de leurs enseignements soit en les envoyant enseigner autre part, ou simplement en décédant. Considérons aussi le cas de professeurs qui déménagent dans le but de développer leur enseignement dans un autre endroit.

Examinons la première option. Nous voyons le cas d’élèves qui étudient pendant des années avec un maître ou un vrai professeur. Ces élèves semblent sincères et engagés, puis un évènement qu’ils ne savent pas gérer survient dans leur vie et les voilà partis ! L’histoire du Budō est remplie d’exemples similaires pour notre étude : c’est ce qui arrive le plus souvent lorsque quelqu’un n’a pas compris la valeur de ce qu’il à reçu et est incapable d’équilibrer son étude avec une relation (nouvelle ou déjà existante), la famille, le travail ou simplement sa propre cupidité.

Nous en avons eu la preuve lorsque Kanchō Sensei fut hospitalisé et ne put retourner au dōjō. Certains cessèrent de venir au dōjō, comme si les enseignements du maître n’avaient de valeur qu’en sa présence.

Un autre cas classique est celui du moniteur qui devient indépendant dû au fait qu’il ne peut maintenir les critères de qualité établis par son professeur. (Personnellement je ne connais pas de cas opposés où l’on abandonnerait son professeur afin d’élever les critères, étant donné qu’un professeur authentique s’améliore constamment et encourage ses élèves à faire de même. Ce sujet sera traité lors d’un autre article.) Un autre se mettra à enseigner sans préparation adéquate pour la simple raison qu’il veut jouir des privilèges qui viennent avec l’enseignement mais en refuse les obligations.

Et pourtant même si ces gens continuent à enseigner, la lignée des enseignements a été interrompue. Certains peuvent persister pendant un certain temps, mais l’isolation complète et le manque d’exposition à ceux qui œuvrent ensemble afin de maintenir et de développer les enseignements fondamentaux du Budō résultera en l’extinction totale de ces enseignements.

Nombreux sont les exemples d’élèves et de moniteurs qui partent à un certain moment, souvent après une scission et qui plus tard expriment le désir de se réintégrer dans la lignée principale. Cependant dans le but de s’assurer la loyauté de ceux qui l’ont suivi, le nouveau moniteur rōnin (errant) a immédiatement organisé un examen pirate et les a avancés d’un ou plusieurs degrés au dessus de leur niveau. Une fois l’euphorie de la nouvelle ceinture passée, les élèves se rendent compte que leur loyauté fut achetée, que ces grades n’ont aucune valeur et qu’aucun professeur authentique ne les reconnaîtra. C’est alors qu’ils ressentent un sentiment profond de culpabilité et de dégoût envers eux-mêmes, leur moniteur et ceux qui l’ont suivi. Rares sont ceux qui admettent leur erreur, acceptent les conditions requises pour réintégrer la lignée principale et se développer à partir de là, ce qui établirait l’exemple pour les autres rōnins désireux de revenir mais qui sont trop gênés ou ignorants pour le faire par eux-mêmes. Néanmoins ces gens sont plus enclins à abandonner ou à répéter le même mode de comportement et à finir dans un cul de sac.

Si nous décidons d’abandonner une tradition* dans le but d’accommoder nos besoins personnels, cette tradition disparaîtra à jamais. Depuis longtemps je redis fréquemment que le Yōseikan de Mochizuki Sensei est une espèce en voie d’extinction. Cette année Messieurs Rhéaume Laliberté, Bernard Monast et moi-même participâmes à un séminaire pour les professeurs organisé par Sugiyama Sensei à Hamamatsu. Sugiyama Masashi Sensei, un des plus anciens élèves de Maître Mochizuki et professeur de Budō à plein temps, commença le séminaire par ces mots : « Il vous faut vivre avec droiture afin d’étudier le Budō. Si vous vous lancez dans le Budō pour les mauvaises raisons, vous serez malheureux et vous deviendrez de faux guides. » Nous eûmes de nombreuses discussions à ce sujet après cela. J’ajouterai que nous avons toujours le temps d’étudier et de pratiquer. La vie quotidienne nous donne de nombreuses chances de nous entraîner et de nous développer. Si nous nous estimons trop occupés pour nous entraîner, alors ce n’est pas du Budō. L’addiction au travail est une forme subtile de paresse nourrie par la crainte d’avoir à faire face aux questions importantes de la vie.

(*Les traditions furent établies par nos ancêtres à fin de permettre aux générations suivantes de comprendre le mode de vie de ces ancêtres et d’évoluer à partir de là. Il faut distinguer les traditions des conventions qui elles consistent à répéter sans comprendre ce que font les autres.)

Je suis aussi de l’avis que le Budō et la malhonnêteté sont comme l’eau et l’huile. Tout enseignant a tendance à s’entourer d’élèves qui lui ressemblent. Par conséquent la majorité de ses élèves auront tendance à le traiter de la manière qu’il leur a enseigné par l’exemple de son comportement envers son propre professeur. Les enseignants malhonnêtes cachent fréquemment l’existence de leur professeur en prétendant une relation directe avec un maître ou professeur qu’ils ne rencontrèrent jamais ou très peu. Ce n’est qu’une question de temps avant que leurs élèves découvrent la vérité et commencent à leur poser des questions.

Voyons maintenant la seconde option et comment elle s’applique à notre étude du Budō.

De nombreux élèves ne font que répéter exactement ce qu’ils pensent avoir appris de leur professeur. Il va de soi que la première étape de l’apprentissage consiste à copier le professeur. Cependant dix, vingt, trente ans plus tard ces élèves en sont encore à répéter la même chose sans rien développer. Cela est principalement dû à la paresse, aux distractions de la vie quotidienne et/ou au manque de confiance en leur habileté d’évoluer ou de gérer les critiques venant des autres pratiquants. Leurs capacités physiques diminuant avec l’âge et la négligence, il en va de même de leurs compétences techniques. Ils évitent les taisabaki (déplacements), les ukemi (brises-chutes) et négligent d’autres bases essentielles. Cela mène à des techniques inutiles ou faites n’importe comment, souvent utilisant de la force excessive afin de compenser au manque de précision, ou alors aux techniques bidons appliquées avec contacte léger ou sans contacte, du genre de ce qui semble populaire dans certaines démonstrations. Cela provoquait souvent la colère de Kanchō Sensei qui n’hésitait pas à sermonner les pratiquants d’aïkido mainstream, à la suite de quoi, je soupçonne, le Yōseikan ne fut plus jamais invité aux Démonstrations d’Aïkido de Tout le Japon (All Japan Aikido Demonstrations) après 1974.

Il y a d’autres moniteurs qui eux aussi ne changent rien mais s’efforcent de maintenir les enseignements spirituels (shin) et techniques (gi) exactement comme ils pensent les avoir reçus. Ils s’assurent que leurs élèves à leur tour apprennent et maintiennent ces standards dans l’espoir que l’un d’eux reprendra le flambeau après eux. Si ce type d’enseignant reste dans la lignée et expose ses élèves aux autres professeurs, cela donnera la chance à certains de continuer et de développer les enseignements au-delà de ce qu’ils ont reçu.

Maintenant considérons la question suivante : nous est-il possible de retenir 100% de ce que notre professeur nous a enseigné ? Au plus nous pouvons en retenir, disons, 60%. Nos élèves les plus sérieux pourraient retenir 60% de ces 60%, ce qui reviendrait à 36% de ce que notre professeur nous avait enseigné. Si l’un d’eux enseigne, ses élèves à leur tour retiendront moins de 22% des enseignements originaux. Que restera-t-il si nous ne développons rien ? Voilà la raison pour laquelle Mochizuki Sensei insistait tant sur l’importance du kenkyū (recherche et développement) et du shugyō (entraînement austère, vie simple.)

Nous connaissons aussi le cas de ceux qui ne pratiquent que pour eux-mêmes sans ne rien contribuer en retour sous forme d’aide aux autres élèves ou de participation aux activités de dōjō à moins qu’ils ne voient un gain personnel immédiat.

Ce type d’élèves ne se concentre généralement que sur un aspect de l’entraînement, principalement l’aspect technique, tout en évitant l’autre aspect, l’entraînement spirituel. Ici aussi, les apparences peuvent être trompeuses, mais le contournement spirituel, conscient ou non, est aussi ordinaire en Budō qu’en religion. Nombreux sont ceux qui s’imaginent et font croire qu’ils vivent le shugyō. C’est le résultat d’avoir négligé de développer une véritable relation de professeur à élève basée sur le principe de Jitakyōei (Entraide et Prospérité Mutuelle), situation ordinaire parmi ceux qui partent trop tôt dans le but d’enseigner au loin sans revenir se remettre à jour. L’excuse invoquée le plus couramment est le manque d’argent, mais une observation plus soigneuse de leur style de vie peut révéler que ce n’est pas toujours le cas.

Pourtant ce type d’élèves peut se révéler une bonne source de partenaires d’entraînement au niveau de l’apprentissage. Leur rôle est essentiel étant donné que leur présence, bien que limitée, apporte un support au dōjō—tant qu’ils sont actifs. Nous devons les respecter et continuer à les encourager, mais ne jamais les promouvoir au-delà de leur niveau de compétence de crainte qu’ils ne décrochent, ne se la coulent douce ou ne se transforment en monstres.

Considérons maintenant la troisième option.

Ici nous avons le cas d’élèves dont la loyauté est non seulement liée à l’attachement à la personne du professeur mais principalement aux valeurs qu’il représente et qui lui sont chères. Ceux-ci sont plus enclins à argumenter avec le professeur—non par manque de respect, non dans le but d’avoir raison ni d’impressionner le maître, mais pour la bonne raison qu’ils sont là pour comprendre et apprendre. Mochizuki Sensei montrait un comportement directe et sans cérémonie vis-à-vis de ces gens. Sensei nous percevait clairement et savait distinguer les élèves sincères des lèche-bottes. Ce que nous voyons maintenant ne nous était pas toujours évident à cette époque.

Certains se considéreront comme faisant partie de cette catégorie en déclarant un nombre x d’élèves et adhérents. Je leur poserai la question suivante : Connaissez-vous chacun de vos élèves ? Prenez-vous le temps requis pour chacun d’entre eux ; connaissez-vous leurs besoins personnels ? Êtes-vous conscients de ce qui motive leur comportement ? Savez-vous distinguer ceux qui ne parlent qu’en fonction de ce que—dans leur opinion, vous voulez entendre (Syndrome du « oui Sensei ») tout en n’en faisant qu’à leur tête, de ceux qui sont vraiment là pour apprendre ? Prenez-vous le temps de continuer votre kenkyū et votre shugyō ? Dans votre enseignement et avant de prendre une décision, considérez-vous consciencieusement les conséquences qui en résulteront pour les prochaines générations d’élèves ? Êtes-vous conscients de votre motivation profonde et vous remettez-vous fréquemment en question ? Ou votre esprit est-il occupé à compter vos revenus, améliorer votre standing de vie, gâter votre famille et combler les caprices de vos élèves dans le but de satisfaire votre cupidité ?

Si vous offrez la qualité, si vous vivez dans un endroit réceptif à votre enseignement et que cela vous apporte un certain confort matériel, profitez-en mais restez conscients que cela changera. Cela vous permettra de rester concentrés sur votre shugyō, de maintenir vos critères et ainsi vous pourrez éviter les distractions lorsqu’une crise surviendra.

Il y a une vingtaine d’années, Mochizuki Kanchō Sensei choisit vingt de ses élèves seniors et leur remit le Menkyō Kaiden ou certificat des enseignements secrets. De nos jours cinq d’entre eux continuent ensemble sous la direction de Mochizuki Tetsuma Sensei, le second fils de Maître Mochizuki. Tetsuma Sensei et son épouse Setsuko San s’occupèrent du maître et de Madame Mochizuki jusqu’à ce qu’ils quittent le dōjō.

Tetsuma Sensei ressemble beaucoup à son père en de nombreux aspects. Alors qu’il se rendit compte des abus commis par ceux qui cherchent à tirer profit du nom et de la réputation de son père, il prit l’initiative de sélectionner quatre personnes parmi les récipiendaires du Menkyō Kaiden qu’il reconnut comme successeurs des enseignements de son père pour maintenir la lignée authentique. Ce sont : Yoshida Nobumasa, 9ème dan Shihan ; Sugiyama Masashi, 9ème dan Shihan ; Kenmotsu Hiroaki 8ème dan Shihan ; et Augé Patrick, 8ème dan Shihan.

Le fait est que de nombreuses personnes se séparèrent et que certains fabriquèrent des styles qui n’ont plus rien à voir avec les enseignements originaux. D’autres allèrent même jusqu’à se convertir aux arts martiaux mixtes (MMA), à l’Aïki Taisō (aïki gym) et/ou à des modes similaires.

Un autre fait important à mentionner est que l’Aïkidō du Yōseikan ne peut être maintenu par un seul individu. Ce style est si riche en techniques et enseignements spirituels qu’il est possible pour chacun de développer sa spécialité. Le danger pour l’enseignant isolé est que ses élèves ne se trouveront exposés qu’à cette spécialité. Par conséquent ces élèves présumeront connaître tout le programme du Yōseikan et nieront tout ce qu’ils n’auront pas vu. C’est la raison pour laquelle je retourne au Japon chaque année depuis 1977 afin de me mettre à jour et d’exposer le plus grand nombre possible de mes élèves avancés aux enseignements originaux. Nombreux sont ceux à qui cette chance fut offerte, peu sont ceux qui firent l’effort d’en profiter et moins encore sont ceux qui purent en apprécier la vraie valeur et évoluer à partir de là.

Lorsque je partis du Canada en 1994, je pris l’engagement de revenir plusieurs fois par an afin d’aider les cadres enseignants que j’avais nommés à y continuer le développement du Yōseikan. Cependant certains avaient d’autres idées en tête et comme il devint évident que ces gens avaient pris d’autres directions et avaient déjà passé le point de non-retour, je dus m’en séparer. J’aurais pu faire semblant d’ignorer ces faits et le nombre d’adhérents aurait certainement grandement augmenté, mais j’étais tout à fait conscient des conséquences à long terme de mes décisions et je ne reviens pas sur le passé.

Pendant les stages je m’assure que les participants soient exposés au développement spirituel et technique des ceintures noires et enseignants afin qu’ils puissent voir la grande variété de possibilités qui leur sont offertes. Cela les expose aussi au fait qu’ils sont solidaires les uns des autres afin de continuer leur étude. Les élèves canadiens, certains pratiquant depuis presque trente cinq ans, ont besoin des élèves américains, certains étant actifs depuis presque dix-huit ans, qui eux ont été exposés à des enseignements plus récents. Les élèves américains, eux ont besoin des élèves canadiens pour leur propre étude et compréhension du procédé d’évolution auquel ces derniers sont exposés depuis leur début.

En conclusion il nous est possible de voir les trois niveaux d’apprentissage : débutant, intermédiaire et avancé. Je répète souvent aux élèves de ne pas attendre d’arriver au niveau de la ceinture marron pour commencer à développer les qualités de la ceinture noire, mais de commencer dès la ceinture blanche !

Cette année j’ai eu 65 ans. Grâce à un mode de vie sain et au support familial, il devrait m’être possible de fonctionner encore une quinzaine d’années. Cependant je veux que les élèves comprennent que le temps est précieux et doit être utilisé judicieusement. Pendant que j’étudiais au Yōseikan, il était évident que peu d’élèves avaient la notion que leur temps avec le Maître était compté. Par conséquent je reposerai la question suivante : « Pouvons nous apprendre les leçons de l’histoire et agir différemment ? »

Dans le but de préparer les prochaines générations il nous faut un apport constant de sang nouveau. Notre meilleure source d’élèves sérieux vient des recommandations. Bien des gens seraient intéressés par cet art martial s’ils en connaissaient l’existence. Notre question est : « Comment atteindre ces gens ? » Jusqu’ici, le bouche à oreille est ce qui fonctionne le mieux. Il y a moyen de parler de l’aïkido sans avoir l’air de frimer.

Finalement je voudrais remercier Monsieur Alan Zeoli de son aide avec la correction et la mise au point de la version anglaise ainsi que Madame Simone Augé –ma mère– de son aide avec la version française. Kaoru Sensei et moi vous souhaitons tous bonheur et santé pour la nouvelle année. Merci encore de la confiance et du support que vous nous amenez dans la continuation de cette mission.

Salutations cordiales,

Patrick Augé et Kaoru Sugiyama

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